Les maladies respiratoires chroniques, telles la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO), l’asthme, ou encore les fibroses pulmonaires, affectent profondément la qualité de vie des personnes âgées. Or, leur rôle dans la survenue du cancer du poumon reste trop souvent relégué au second plan dans les discussions cliniques. Pourtant, derrière cette coexistence fréquente se cachent des mécanismes pathologiques étroitement intriqués.
Les données épidémiologiques montrent que près de 30 à 40 % des patients atteints d’un cancer bronchopulmonaire de plus de 70 ans souffrent d’une autre pathologie respiratoire chronique (ERS White Book). Mais au-delà de la simple coïncidence, une question s’impose : jusqu’où ces maladies influent-elles sur le risque et l’évolution du cancer du poumon ?
Le tabagisme est bien sûr le principal facteur commun, pivot du développement tant des maladies respiratoires chroniques “obstructives” (BPCO, emphysème) que de la majorité des cancers bronchopulmonaires. Cependant, les données des cohortes de patients âgés révèlent que l’incidence du cancer du poumon chez des non-fumeurs chroniques porteurs de BPCO reste nettement supérieure à celle d’une population témoin (publication “COPD and Lung Cancer: The Overlooked Overlap”, Lancet Oncology, 2017 ).
Les trajectoires évolutives diffèrent : là où la BPCO s’installe sur des décennies, le cancer du poumon possède un caractère plus insaisissable, souvent diagnostiqué tardivement chez la personne âgée. Cette chronologie impose des défis diagnostiques supplémentaires, car les symptômes – toux, essoufflement, perte de poids – peuvent se masquer les uns les autres.
Plusieurs études ont établi que la BPCO, en particulier, double voire triple le risque de développer un cancer du poumon, indépendamment du statut tabagique (Young et al., Thorax, 2007). Cette association ne se limite pas seulement à un partage de facteurs de risque mais s’enracine dans des mécanismes biologiques complexes :
L’ampleur du risque est illustrée par les chiffres du programme américain “COPDGene”, selon lequel un patient atteint de BPCO modérée à sévère a un risque relatif de cancer du poumon multiplié par 2 à 4 par rapport à une personne sans atteinte chronique (COPDGene study, 2021).
La fibrose pulmonaire idiopathique (FPI) reste un exemple frappant : sa prévalence augmente nettement après 65 ans (“FPI : épidémiologie”, Revue des Maladies Respiratoires, 2019) et la moitié des décès par FPI se voient associés à une complication néoplasique, le cancer du poumon en tête. La présence d’un tissu pulmonaire cicatriciel (“honeycombing” en TDM) semble offrir un terreau idéal à la cancérogenèse, via la prolifération anormale de cellules sur un tissu en régénérescence permanente.
Les bronchectasies – déformations chroniques des bronches – sont, elles aussi, associées à une augmentation modérée du risque de cancer bronchique, notamment chez l’homme fumeur et après 70 ans. L’inflammation chronique, les infections récurrentes et la stagnation des sécrétions favorisent un micro-environnement tumorigène.
L’asthme persistant dans l’âge avancé pose une question à part. Des études nord-américaines et européennes pointent un risque accru de cancer du poumon chez les asthmatiques âgés, surtout dans les formes sévères et mal contrôlées. Mais ce sur-risque est modulé par des facteurs tels que la durée d’exposition aux corticoïdes inhalés (qui pourraient avoir un effet partiellement protecteur), le niveau d’allergénicité, et la coexistence d’atopie.
Selon une large étude de cohorte britannique (Munakata et al., 2015), les patients asthmatiques de plus de 65 ans ont un risque de cancer pulmonaire environ 1,4 fois supérieur à la population générale, chiffre qui grimpe dans le sous-groupe des asthmatiques non-actifs (inactifs tabagiques).
Le cumul d’une maladie respiratoire chronique et du vieillissement complique le parcours de soins. Les symptômes précoces du cancer du poumon – toux chronique, essoufflement, fatigue – sont souvent attribués à la pathologie respiratoire préexistante, ce qui retarde le moment du diagnostic.
D’autant qu’avec l’âge, les modifications physiologiques pulmonaires (diminution de l’élasticité, altération de la clairance mucociliaire) accentuent la sévérité des deux affections. Résultat : les cancers sont fréquemment diagnostiqués à un stade avancé, entraînant des dilemmes thérapeutiques (American Cancer Society, 2023)
Pour l’équipe soignante, il s’agit aussi de jongler entre efficacité oncologique, gestion des décompensations respiratoires et qualité de vie.
À la lumière de ces constats, la vigilance doit être renforcée chez les seniors cumulant maladies respiratoires chroniques et risques oncologiques. Quelques pistes concrètes pour les professionnels de santé et les personnes concernées :
Le défi reste de proposer une stratégie proactive, sans pour autant alourdir ou anxiogénéiser à outrance la surveillance, en tenant compte du vécu et de la fragilité potentielle des aînés.
Les recherches translationnelles récentes s’intéressent de près aux biomarqueurs moléculaires communs à l’inflammation chronique et à la carcinogenèse pulmonaire, ouvrant la voie à des outils de dépistage et de prévention ciblés. Par exemple, certaines altérations génétiques (KRAS, TP53) sont retrouvées plus fréquemment dans les cancers du poumon survenant sur un terrain de BPCO, distinguant potentiellement ces tumeurs des formes “classiques” (“Common Molecular Pathways in COPD and Lung Cancer” – International Journal of Molecular Sciences, 2019).
En parallèle, les essais cliniques adaptés à la gérontologie cherchent à affiner la prise en charge, en modulant l’intensité et la nature des traitements chez les patients cumulant fragilités pulmonaires et âge avancé. Le développement de cohortes de patients très âgés reste un défi méthodologique, mais il est indispensable pour ajuster les futures recommandations.
Le vieillissement s’accompagne souvent d’une fragilisation progressive des poumons, accentuée chez les personnes souffrant de pathologies chroniques. Comprendre le continuum entre inflammation, anomalie génétique et oncogenèse permet d’envisager une prévention plus précoce et adaptée.
Il s’agit de dépasser la simple addition des risques : toute stratégie efficace doit intégrer la réalité quotidienne des personnes âgées, leurs priorités de vie, mais aussi l’urgence d’un diagnostic plus précoce et d’approches thérapeutiques plus nuancées et tolérables.
La lutte contre les cancers thoraciques liés à l’âge passe donc, aussi, par une mobilisation transversale qui tienne compte de l’entremêlement de la chronicité pulmonaire et du processus tumoral. À travers cette vigilance collective, c’est toute la chaîne de la longévité respiratoire qui peut progresser : recherche, parcours de soins, mais aussi dialogue avec les patients et leurs proches.