Malnutrition, fragilité et cancers thoraciques : interactions et enjeux chez la personne âgée

Quelle réalité derrière la malnutrition et la fragilité chez les aînés ?

Avant d’aborder leur rôle dans les cancers thoraciques, la définition rigoureuse de ces deux notions s’impose.

  • La malnutrition désigne un état résultant d’un apport alimentaire inadéquat (qualitatif ou quantitatif), conduisant à un déséquilibre entre les besoins nutritionnels de l’organisme et les apports réels. Son spectre va du déficit calorique léger à la dénutrition sévère aboutissant à une fonte musculaire, une immunodépression et un affaiblissement général. Chez les personnes âgées vivant à domicile, en France, la prévalence de la malnutrition est estimée entre 5 et 10 %, mais elle grimpe à 30–50 % en institution ou à l’hôpital (HAS, 2021).
  • La fragilité, quant à elle, est un syndrome global marqué par une diminution des réserves physiologiques et de la résistance au stress. Elle se manifeste par la perte d’autonomie, la faiblesse musculaire (sarcopénie), la baisse de l’endurance et la lenteur de la récupération. Selon l’étude SHARE (Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe), la prévalence de la fragilité (modérée à sévère) est de 18 % après 75 ans en Europe occidentale (Fried et al., 2001 ; Santos-Eggimann et al., 2009).

Ces deux états sont fréquemment intriqués : la malnutrition favorise la fragilité, et la fragilité majore le risque de dénutrition, installant ainsi un cercle vicieux particulièrement délétère face au cancer.

Malnutrition : un terrain propice à la carcinogénèse thoracique

Le lien entre statut nutritionnel et risque de cancer n’est plus à démontrer, mais il prend un relief particulier chez les aînés exposés aux cancers thoraciques.

  • Fonctions immunitaires affaiblies : Une nutrition insuffisante perturbe la production de lymphocytes, de cytokines et d’anticorps, créant un terrain immunodéprimé incapable de surveiller ou d’éliminer efficacement les cellules cancéreuses émergentes (Kirk et al., 2019).
  • Stress oxydatif et inflammation : Les déficits d’apports en antioxydants (vitamines C, E, caroténoïdes, zinc, sélénium) laissent place à une surcharge en radicaux libres, facteur clé de mutations de l’ADN dans les cellules pulmonaires et pleurales (Molina-Montes et al., 2017).
  • Sarcopénie : La perte de masse musculaire associée à la dénutrition augmente la vulnérabilité générale, réduisant l’activité physique (facteur de prévention du cancer) et amplifiant l’exposition aux toxines environnementales (Hopkinson et al., Lung Cancer, 2017).

Fait marquant : plusieurs études européennes (GERICO, ELCAPA) ont montré que jusqu’à 25 % des nouveaux diagnostics de cancer pulmonaire chez les plus de 75 ans étaient réalisés sur fond de dénutrition modérée ou sévère (GERICO, 2018). Non seulement la malnutrition augmente le risque initial, mais elle modalise aussi, par le biais de phénomènes d’inflammation chronique de bas grade, la « prise » de cellules tumorales latentes.

Fragilité : terreau du cancer, accélérateur de progression

Si la fragilité n’est pas une pathologie en soi, elle multiplie la probabilité qu’un stress aigu (infection, altération métabolique, cancer) ait des conséquences disproportionnées.

  1. Défaillances multi-organiques : La réduction de la réserve cardiaque, pulmonaire, rénale perturbe la capacité d’adaptation à l’apparition d’une tumeur. La moindre altération supplémentaire (tabac, pollution, infections respiratoires) accélère alors le processus de cancérogenèse.
  2. Fragilité et inflammation systémique : Le syndrome de fragilité s’accompagne d’une hausse persistante de marqueurs de l’inflammation (CRP, IL-6, TNF-α), connus pour favoriser la progression tumorale et la formation de métastases, en particulier dans le poumon et la plèvre (Soysal et al., 2017).
  3. Altération de la réparation tissulaire : L’âge avançant, la capacité de régénération cellulaire s’altère. Une agression chronique (asbestos, tabagisme passif ou actif, microparticules) peut donc plus facilement « prendre racine » dans un terrain fragile, aboutissant à la transformation maligne.

Interactions malnutrition-fragilité-cancer : les données épidémiologiques

Quels chiffres mettent en lumière ce triangle de risques et quelles nuances selon les types de cancers thoraciques ?

Pathologie Prévalence de la malnutrition à la découverte du cancer Impact de la fragilité sur le pronostic
Cancer bronchique non à petites cellules 25–35 % chez les plus de 70 ans (Muscaritoli et al., 2016) Risque de décès X2 en cas de fragilité sévère à 1 an (Gustafsson et al., 2019)
Mésothéliome pleural 30–50 % de dénutrition profonde chez les plus de 80 ans (Cherny et al., 2014) Diminution significative de la tolérance au traitement et de la survie globale en cas de fragilité
Cancers bronchiques à petites cellules 20–30 % avec sarcopénie associée Prise en charge souvent contre-indiquée en raison de l’état général

En population générale, la fragilité multiplie par 1,5 à 2 le risque de développer un cancer solide après 70 ans, tous sites confondus (British Journal of Cancer, 2016). Les états de dénutrition sévère doublent à eux seuls le risque d’apparition d’une tumeur maligne, indépendamment des autres facteurs de risque (OpenSAFELY, 2018).

Approches médicales et recommandations : repérer, prévenir, agir

Face à ces chiffres, la vigilance doit être à la hauteur de l’enjeu.

Outils de repérage

  • IMC et perte de poids récente : Une perte de 5 % du poids en 1 mois (ou 10 % en 6 mois) doit alerter et orienter vers une évaluation nutritionnelle approfondie.
  • Scores de fragilité : Le G8 pour tous les patients >70 ans adressés en oncologie, couplé à l’évaluation gériatrique standardisée (EGS).
  • Analyses biologiques : Albumine, CRP, préalbumine, hémoglobine sont des indicateurs pertinents du statut nutritionnel et inflammatoire.

Prévention et interventions précoces

  • Alimentation adaptée et enrichie : L’apport protéique recommandé en oncogériatrie est de 1,2 à 1,5g/kg/j (ESPEN, 2021), souvent supérieur aux apports d’un senior malade.
  • Activité physique adaptée : Même minime (marche, ergothérapie), elle lutte contre la sarcopénie et prévient l’installation du cercle vicieux dénutrition-fragilité (Clegg et al., 2018).
  • Suivi gériatrique : Une collaboration structurée entre oncologue, nutritionniste, et gériatre pour personnaliser chaque prise en charge est recommandée dans plus de 40 pays européens (EORTC, 2020).

Informer, épauler, inclure l’entourage

  • Éducation nutritionnelle : Mettre à disposition de l’aidé(e) et de son entourage des outils simples pour diversifier les repas, enrichir l’alimentation et repérer très tôt les pertes d’appétit.
  • Synergie avec les infirmiers(ères) et aides à domicile : Leur implication permet un repérage quasiment en temps réel des évolutions de l’état général et facilite l’alerte précoce.

Vers une médecine anticipative et intégrative

Mieux connaître le poids de la malnutrition et de la fragilité revient à dépister plus tôt, jouer un rôle actif dans la prévention, et repositionner la question de l’âge sur le terrain de l’expertise médicale et humaine. La lutte contre le cancer thoracique chez le senior passe autant par la science que par le lien de confiance, la vigilance quotidienne, la bienveillance portée à la singularité du patient et à sa trajectoire de vie. Il ne s’agit pas seulement d’ajouter « des années à la vie » mais bien « de la vie aux années » — avec la ferme intention de réduire cette part évitable du risque que représentent la malnutrition et la fragilité.

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