L’âge, le souffle et le risque de cancer : comprendre les liens entre capacité pulmonaire et oncologie thoracique

Le poumon vieillissant : une réalité physiologique lourde de conséquences

Il ne fait aucun doute : l’espérance de vie s’allonge dans les pays développés et la part des patients âgés parmi les nouveaux diagnostics de cancers thoraciques ne cesse d’augmenter (INCa 2023). Or, au croisement du vieillissement et du risque oncologique, la capacité pulmonaire s’impose comme un acteur discret mais central. Que se passe-t-il quand nos poumons perdent de leur performance avec l’âge ? Pourquoi ce phénomène semble-t-il favoriser l’apparition ou l’aggravation de tumeurs ? Trop souvent, cette question est reléguée au second plan. Pourtant, la compréhension fine du phénomène est essentielle pour agir en prévention, diagnostiquer plus tôt et agir plus justement.

Vieillissement pulmonaire : ce que disent les chiffres

Le poumon, à partir de 30 ans, commence une lente transformation. Chaque décennie, la capacité vitale – c’est-à-dire la quantité d’air maximale expulsée après une inspiration profonde – diminue de 25 à 30 ml/an (ERS White book, 2013). Cela paraît anodin, mais sur 40 ans, c’est potentiellement une perte de plus d’1 litre de capacité. L’élasticité pulmonaire (la compliance) diminue aussi, tandis que la paroi thoracique devient plus rigide.

  • Diminution du volume expiratoire maximal par seconde (VEMS) : – 20% en moyenne entre 30 et 70 ans.
  • Augmentation de l’espace mort physiologique : la part des alvéoles inefficaces pour les échanges gazeux grimpe de 20 à 45 % après 65 ans (BMJ, 2016).
  • Épaisseur accrue de la membrane alvéolo-capillaire, freinant les échanges d'oxygène.

Outre la diminution de l’endurance à l’effort, ces modifications impliquent un déficit progressif de l’oxygénation tissulaire et une vulnérabilité accrue face à toute agression du parenchyme pulmonaire.

De la fragilité à la cancérogenèse : quels liens concrets ?

Un terrain inflammatoire chronique

En vieillissant, l’environnement pulmonaire se transforme. Les cellules épithéliales accumulent des dégâts (mutations somatiques, épuisement de la capacité de réparation), tandis que la défense immunitaire locale s'affaiblit ; c’est le concept d’inflammaging (inflammation basse, chronique liée à l’âge) évoqué par Franceschi et al. dès les années 2000. Cette micro-inflammation persistante, associée à l’accumulation de stress oxydatif, altère le micro-environnement pulmonaire :

  • Altération de la réparation cellulaire
  • Réduction de la surveillance immunitaire
  • Favorisation des mutations oncogènes

C’est sur ce terrain appauvri que les cellules cancéreuses trouvent un terreau propice à leur croissance et à leur dissémination.

L’hypoxie comme moteur du cancer

La diminution de la capacité ventilatoire entraîne souvent une hypoxie tissulaire, même modérée. Or, plusieurs études (telles que celle parue dans Nature Reviews Cancer, 2009) montrent que l’hypoxie chronique :

  • Induit la sur-expression de facteurs pro-angiogéniques (VEGF), facilitant le développement tumoral
  • Active les voies de signalisation favorisant la survie cellulaire anormale
  • Entrave la réparation de l’ADN, laissant proliférer les mutations

Des défenses immunitaires affaiblies

Le système immunitaire vieillit lui aussi. Le phénomène de immunosénescence se traduit par une baisse de la quantité et de la qualité des lymphocytes, clefs dans la surveillance anti-tumorale. Moins efficaces, ces cellules laissent les lésions prénéoplasiques progresser vers des tumeurs franches. La réduction de la capacité pulmonaire vient aggraver cette tendance : les défenses locales s’amenuisent et les cellules cancéreuses échappent plus facilement au contrôle.

Des maladies pulmonaires chroniques comme facteurs aggravants

Avec l’âge, la probabilité de souffrir de broncho-pneumopathie chronique obstructive (BPCO), de fibrose pulmonaire idiopathique ou d’asthme sévère augmente. Ces maladies s’ajoutent à la diminution physiologique de la capacité pulmonaire.

  • La BPCO touche près de 10% des plus de 65 ans (source : GOLD 2022).
  • La coexistence de BPCO et de cancer pulmonaire multiplie par 4 le risque de décès par cancer, toute cause confondue.
  • Les patients vieillissants porteurs de fibrose pulmonaire présentent une mutation accrue du gène TERT, favorisant la transformation maligne (American Journal of Respiratory and Critical Care Medicine, 2013).

Le cercle vicieux est enclenché : plus la fonction respiratoire baisse, plus les tissus sont exposés aux toxiques (tabac, polluants), moins ils se défendent, plus le passage vers le cancer devient probable.

Pourquoi les personnes âgées sont-elles sous-diagnostiquées ?

On pourrait espérer que cette vulnérabilité soit compensée par une surveillance renforcée chez les seniors. En pratique, c’est loin d’être le cas :

  • La symptomatologie respiratoire attribuée à l’âge ou à la maladie chronique est parfois banalisée (essoufflement, toux, fatigue).
  • Les examens (scanner thoracique, spirométrie, fibroscopie) sont moins prescrits après 75 ans, par crainte de trouver un cancer jugé “inopérable”.
  • Les a priori thérapeutiques pèsent sur la décision médicale (risque opératoire perçu comme trop élevé, polypathologie, limitation de l’anesthésie).

Selon l’INCa, plus de 30 % des cancers du poumon diagnostiqués après 75 ans le sont à un stade avancé, contre 17 % chez les moins de 65 ans.

Favoriser la prévention : axes d’amélioration

Réhabilitation respiratoire et prévention secondaire

Chez la personne âgée, toute stratégie visant à améliorer ou à préserver la capacité pulmonaire est bénéfique :

  • Programmes de réhabilitation respiratoire (même après 75 ans : bénéfice démontré par Chest, 2019)
  • Sevrage tabagique, quel que soit l’âge, avec diminution du risque de cancer du poumon après 5 à 10 ans (WHO)
  • Optimisation de la prise en charge des pathologies chroniques (BPCO, insuffisance cardiaque, asthme)
  • Vaccination (grippe, pneumocoque) pour limiter les infections décompensant la fonction pulmonaire

Repenser le dépistage et la surveillance

  • Mettre fin à la sous-inclusion des seniors dans les essais cliniques sur le cancer bronchique
  • Adapter les recommandations de surveillance des personnes à risque (antécédents de tabagisme, maladies respiratoires chroniques) après 70 ans
  • Intégrer l’évaluation gériatrique et pulmonaire systématique en cancérologie thoracique

Regards croisés : des enjeux médicaux, sociaux et éthiques

La baisse de la capacité pulmonaire liée à l’âge, loin d’être anodine, structure profondément le risque et le pronostic des cancers thoraciques. Elle façonne aussi les parcours de soins, la qualité de vie, et les décisions thérapeutiques. Souvent, le débat public se centre sur la thérapeutique et l’innovation, oubliant le rôle crucial de la physiologie du vieillir et de la prévention primaire.

C’est un défi collectif : celui d’adapter la médecine, la science, l’accompagnement et l’éducation des professionnels à cette réalité. Parce qu’un souffle, même diminué, doit rester synonyme de vie, de longévité active, et non d’une condamnation inéluctable.

Pour aller plus loin : références et ressources

  • INCa. Les données du cancer en France, 2023. https://www.e-cancer.fr/
  • GOLD 2022 Report. Global Initiative for Chronic Obstructive Lung Disease. https://goldcopd.org/
  • ERS White Book, European Respiratory Society, 2013.
  • BMJ, “Lung function and ageing”, 2016.
  • Franceschi C, et al. Inflamm-aging. Nature Reviews Immunology, 2007.
  • Nature Reviews Cancer, “Role of hypoxia in cancer progression”, 2009.
  • American Journal of Respiratory and Critical Care Medicine, 2013.
  • WHO. « Tobacco and aging ». https://www.who.int/

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